Couper, séparer, jeter.
On me suggère parfois que je devrais quitter le « monde du salariat » pour me consacrer à d’autres activités, me mettre à mon compte, créer une activité qui ait plus de sens écologique et social à mes yeux, ou encore me consacrer pleinement au travail que j’entreprends ici.
Il m’arrive souvent de considérer cette option de manière très sérieuse, mais ma condition sociale me rappelle ; et parfois de manière surprenante.
Je parlerai probablement souvent ici des pouvoirs que les chansons plus ou moins militantes ont sur moi. De « Working Class Hero », à « Sois pauvre et tais-toi » en passant par « La Semaine Sanglante », de nombreuses chansons ont une résonance spéciale pour moi.
Mais il est un titre qui, sans même parler de politique, le fait de manière toute particulière, que j’appelle le « rappel de classe ».
La classe en moi :
Le parcours professionnel comme terreau d’étude sociale.
De cette chanson, ce rap, j’en comprends chacun des mots dans ma chair.
J’en ai vécu chacun des gestes, chacune des émotions, chacune des ambiances qui y sont décrites, de manière quotidienne. Et pendant plusieurs années.
Le cadenas, le casier, les chaussures de sécurité (que je porte alors même que j’entame l’écriture de ce billet en faisant de la perruque), le bruit, l’odeur… Marc Nammour, l’auteur du groupe La Canaille, décrit tout avec une puissance documentaire digne de Zola.
La majeure partie de ma carrière professionnelle côtoie (encore aujourd’hui) ces opérateurs dont la vie est exactement celle qui y est décrite, et ma propre carrière a débuté dans ces mêmes conditions. Plus tard, j’ai eu la chance (car, oui, c’est bien une chance tant c’est rare) de pouvoir évoluer légèrement professionnellement, de travailler en itinérance sur plusieurs sites sur lesquels je découvrais parfois des conditions de travail pires encore. Des personnes travaillant parmi les vapeurs toxiques et la crasse omniprésente, d’autres dans une chaleur étouffante et un bruit constant, d’autres encore subissant des contraintes mêlées d’éloignement permanent, de mobilité à la petite semaine, et d’expositions aux irradiations nucléaires.
J’ai tiré de ces expériences un œil intime avec ces métiers les plus contraignant, et une volonté de garder à l’esprit que la plupart de celleux que j’ai pu rencontrer, pour qui la journée de travail se résume bel et bien à « Couper, séparer, jeter », n’auront pas une seule chance d’évoluer juste un peu, le loisir d’observer les déterminants de leur condition sociale, ou de documenter cette condition.
Je sais que pour eux, ce refrain, « Couper, séparer, jeter », se conjuguera bel et bien quotidiennement sur toute la durée de leur carrière.
« Couper, séparer, jeter toute sa vie. »
Je serais proprement incapable d’estimer le nombre de ces personnes que j’ai croisé dans ma carrière. Mais iels sont celleux qui nourrissent ma rage de combattre les rouages sociologiques et politiques qui sont le creuset de leur condition socio-professionnelle, et qui rendent cette condition, leur condition, littéralement inextricable.
Alors oui, je manque de bagage théorique, mais il y a déjà tellement à dire sans entrer dans le “dur” des concepts.
Avec une démarche plus universitaire, je pourrais produire un discours bien plus pertinent en abordant mes sujets, en appréhendant les concepts existants, et faisant feu de références à des auteurs plus pointus les uns que les autres. Mais je pense que ce serait une grave erreur, car cela produirait un discours qui existe déjà, et qui passerait facilement pour élitiste. D’autres producteurs de sciences sociales s’attèlent déjà à cette tâche de rendre visible les « gens de peu », et les facteurs de leur condition (Didier Eribon, Edouard Louis, Jean Ziegler, Alexandre Duclos, Gérard Noiriel, Michelle Zancarini-Fournel, j’en passe pour le name dropping…).
Et je suis d’avis que le besoin n’est pas tant de rendre le « bas » visible du « haut », que de rendre de « bas » visible de lui-même ; car je suis convaincu que les employés ont perdu ce regard, autrement appelé la « conscience de classe ».
La classe pour moi :
Refuser le séparatisme pour porter le message militant au sein même des « classes populaires ».
Car au fond, voilà bien la question : « Produire un discours trop théorique, trop académique, ne reviendrait-il pas à renier un peu ce que je suis : un employé, un prolétaire, membre de la classe populaire ? »«
Quel sens aurait le fait de donner le point de vue de ma classe sociale en prenant de la distance avec elle ? En étirant ce lien avec la source qui nourrit mes réflexions, mes points de vue, mon action, ne risquerai-je pas seulement de le rompre ?
Je ferais alors précisément ce que ma classe sociale reproche souvent (parfois par posture, il est vrai) aux sciences sociales :
D’être produites hors sol.
De ne pas avoir les mains dans le cambouis.
D’être rédigée dans des bureaux trop propres.
Par et pour des ‘‘intellos’’/“bureaucrates”/ “grattes-papiers”/ “cols blanc”…
Après tout, en sortant de 8 heures, en travail posté –faites de bruits et de contraintes ouvrières abrutissantes–, qui lit un article de Lordon ? Ou qui écoute ne serait-ce qu’un de ces discours au complet ? Pour moi-même, qui suis agent de maitrise, responsable de service, non-cadre, ce que l’on appelait jadis un “contremaitre“ –donc soumis de moindre manière à certaines contraintes, il faut l’admettre–, c’est déjà un effort notable de me farcir de la théorie au sortir de mon gagne-pain, parmi les tâches et la charge mentale qui composent le quotidien extra-professionnel (se nourrir, entretenir son habitat…).
Mais oublier ce qui forge le quotidien des ‘‘masses laborieuses’’, c’est leur rejeter tout le mépris que leur vouent les classes socio-professionnelles supérieures (les fameuses CSP+). Et si je ne veux pas agir avec ce mépris, c’est bien que je croie que la nécessité est parfaitement inverse.
Je crois qu’il est important de d’entretenir la culture politique populaire, de diffuser et donc de produire un discours qui parle à ces membres. En ce sens, il est donc primordial pour moi de garder un trait d’union avec le »public » que je vise, et veiller à ce que le discours ne lui soit pas trop abscons. C’est dans ce but que je refuse de céder aux sirènes d’une hypothétique ascension sociale, ou que je ne coupe pas mon lien quotidien avec les employés, leurs préoccupations, leurs points de vue, pour mieux me consacrer à ce travail-ci. D’ailleurs, je préfère que les plus académiques m’accusent d’être trop populaires que laisser le terrain populaire libre à d’autres idées, plus sombres ou bien moins transparentes dans leur démarche que celles que je partage.
On ne peut pas plaire à tout le monde, et l’Histoire a déjà démontré que l’élitisme en matière de culture politique avait ses limites...
Performativité d’un Refuznik…
Il est donc fort possible que l’on me reproche mon manque d‘académisme, et l’on me taxera probablement d’une certaine “illégitimité” pour me disqualifier de fait.
Mais la société dans laquelle je vis fait que j’aurais ce handicap permanent, d’être « trop populaire » dans la forme et peut-être même dans le fond. Si je n’ai pas la prétention d’inventer des concepts novateurs, juste de les mettre en forme selon ma propre expérience, j’assume parfaitement le risque de les formuler maladroitement en donnant l’impression d’être fier d’avoir inventé la poudre à couper l’eau chaude.
Car au jeu de l’œuf ou de la poule, il est à dire si je suis à l’extérieur de cet académisme, c’est bien parce que cette société m’en refuse l’accès. Fût-ce sur le tard, je n’y accèderais qu’au prix de nombreux sacrifices.
Alors soit, je prends le parti de m’accommoder de ce manque d’académisme et, puisqu’il s’agit de faire classe, je me passerais volontiers de l’approbation de ceux qui chercheraient à me disqualifier de ce fait. Je ne suis pas des leurs, mais ce n’est pas parce qu’iels ne sont pas académique que mon expérience et mon message n’ont pas lieu d’être.
Du reste, le travail que je produit ici ne s’adresse pas à ceux qui se poseraient en chiens de garde du crédo académiste. Au contraire, puisqu’il dénonce notamment les rouages systémiques, mon travail vise plutôt à attaquer cette forteresse de laquelle ils chassent tout ce qui ne porte pas le Sceau de la Cité.
Au jeu du séparatisme élitiste, il est bien établit que ce sont toujours les mêmes qui gagnent. Qui pis est, plus on va dans le séparatisme et l’élitisme, pire sont les gagnants, toujours plus au service de ressorts qui ne servent qu’eux même. Sur un principe centrifuge, leur élitisme exclue tout ce qui n’aurait pas le bon goût d’être approuvé par les tenants du dogme.
Et c’est tout à fait logique puisque leurs Maîtres partent avec une longueur d’avance, munis de dés pipés, ils font en sorte de garder leur privilège en n’approuvant jamais ce qui n‘entrerait pas dans le crédo.
Quant à ceux dont je suis, ils partent avec un handicap digne d’un unijambiste entrant en lice dans un concours de coups de pieds au cul...
Je radote, mais c’est précisément parce que cette élite produit ce séparatisme et cet étouffement des classes populaires, et de leur discours, qu’elles n’ont que peu de conscience d’elle-même. Or avec Internet, le micro appartient à chacun et il devient plus compliqué de nous refuser la publication.
Profitons-en donc, tant que c’est possible, pour tenter de renverser l’échiquier ; et au diable leurs règles du jeu.
Je ne suis ni de leur élitisme, ni de leur séparatisme. Et soyons clairs, mon refus de jouer à leur jeu n’existe qu’en réponse aux murs qu’iels dressent pour se protéger. Mon principe est émancipateur, voilà bien le terme, et mon but est de faire société émancipatrice pour les classes laborieuses.
Dussè-je le faire sans aval, je m’en passerai volontiers. Le conservatisme que ces Cerbères cajolent ne produit rien de bon tant sur le plan social, humain, qu’environnemental. Alors je prends le chemin de traverse. Et si besoin j’irais me former à L’Ecole Buissonnière, ou à l’Université Volante…
Dans une société qui coupe, sépare et jette, au service du pire, il est de bon ton de faire corps sans elle.
Mais certainement pas me couper, me séparer d’une classe sociale déjà bien trop rejetée.
“Je suis un prolétaire. Ils ne me laisseront jamais l’oublier.
Je suis un prolétaire, d‘accord ! Je ne les laisserais jamais l’oublier !” *
(* Repris de Jack Johnson : ‘I’m black. They never let me forget it. I’m black all right! I’ll never let them forget it! ‘)
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