Confectionneuses solidaires : quand les coutures craquent
Elles sont anonymes, presque invisibles, et pourtant elles se sont révélées essentielles pour faire face à la crise sanitaire. Voilà plusieurs semaines qu’elles se sont organisées spontanément pour répondre autant que possible à l’une des principales pénuries qu’à révélé la crise de la Covid-19.
Elles, se sont les « petites mains » qui cousent les masques et les sur-blouses qui manquent tragiquement aux soignants.
Elles, ce sont les confectionneuses de l’ombre, les « Couturières Solidaires ».
Mais si leur incroyable générosité semble être saluée de manière unanime, après plusieurs semaines de dévouement à la santé publique, les demandent émanent désormais de toute la population française et nombre d’entre elles grincent des dents derrière leur machine à coudre.
Répondre à l’urgence
Voilà quelques jours que la nouvelle courrait. La France allait faire face au Coronavirus, et les hôpitaux allaient inévitablement accueillir une vague de patients potentiellement très contagieux. Afin d’éviter la propagation du virus, aussi bien pour les soignants que pour les patients, il aurait fallu des masques et des sur-blouses. Mais les stocks d’État s’avéraient cruellement faibles.
C’est dans ce contexte que, le 17 mars 2020, le pays tout entier mettait une partie de son activité en suspend dans sa première journée de confinement.
Contraintes à une relative inactivité, mais désireuses d’aider les équipes médicales, nombre de couturières ont alors spontanément commencé à confectionner des masques de protection en tissus. D’abord chacune indépendamment, puis en relayant les informations par les pages de réseaux sociaux abordant la couture sous leur angle favori.
Les groupes d’entraide professionnelle, ceux dédiés à la couture historiques ou encore à la confection de vêtements, chaque point de convergence s’est transformé en point d’échange d’informations, d’astuces, de patrons pour confectionner des masques faciaux.
Face à cette élan spontanée, des groupes dédiées à cette seule activité de confection de moyens de protection se sont donc rapidement créés permettant de regrouper les informations, centraliser les demandes pour les répartir par département ou par localité, afin de raccourcir les circuits. Une nouvelle forme d’entraides locales naissait.
La stratégie du « pied dans la porte »
Dans la continuité de la création de ces réseaux et de leur renommée, les demandes ont donc commencé à se cumuler. Demandes émanant d’abord de soignants, parfois au nom de services entiers, puis des organismes publics, à l’image des mairies, ou au nom des unités de police ou des brigades de gendarmerie. Mais avec cette diversification, et cet accroissement des volumes demandés (parfois à coups de centaines de masques), sont également apparues les premières divergences dans l’unité apparente des couseuses.
D’abord au niveau de la coordination. Certaines personnes n’hésitant pas à prendre l’ascendant sur les fabricantes pour gérer les distributions, ou s’approprier la confection de plusieurs centaines de masques au motif de la gestion du flux, voire de vendre les lots confectionnés bénévolement par d’autres.
Puis les différents profils des couturières ont commencé à se distinguer de l’ensemble. D’un côté, celles qui cousent par loisir, profitant parfois du chômage technique, confectionnant de manière parfaitement bénévole. Et de l’autre les artisanes professionnelles, voyant leur carnet de commande s’écrouler avec la crise sanitaire, et sacrifiant leurs fournitures sur l’autel de l’intérêt général.
Or, dans un contexte où les choses se font à coup d’initiatives personnelles, si la réponse gratuite à des équipes de santés fait consensus, une fourniture professionnelle de bien à des organismes publics ou privés, non-urgents, non-sanitaires, eux-même pris dans une nécessité d’assurer la protection des personnels, est plus discutable pour des fabricantes souvent indépendantes.
Ces professionnelles ont donc commencé à facturer leurs masques, à prix coûtant, aux destinataires non-médicaux.
Une prise de position qui fait face à de fortes incompréhension, tant des personnes demandeuses au nom des organismes, que des cousettes non-professionnelles, bannissant tout net des groupes d’entraides toute confectionneuse ayant le malheur de facturer ses ouvrages.
L’argument massue de la santé publique passant au dessus de celui précarité des indépendantes.
Union sacrée et jeux de dupes
Ce devoir de participer matériellement à un effort sanitaire est tel que ces créatrices professionnelles sont parfois poursuivies sur leurs propres pages (personnelles) sur les réseaux sociaux. Pour avoir eu l’audace de demander à être rétribuées pour leur travail, elles récoltent ainsi les insultes de quidams bien plus décidées à se défouler sur toute personne sortant des prérogatives sacrificielles que de comprendre les problématiques auxquelles font face les auto-entrepreneuses.
Mais quand, simultanément, des entreprises instituées facturent bel-et-bien les masques et sur-blouses quelles produisent, ces injonctions individuelles à la gratuité et à la solidarité posent question. ((pour aller plus loin sur les problématiques liant travail gratuit et exploitation, on pourra consulter cet entretien avec la sociologue du travail Maud Simonet, chez les camarades de la Revue Ballast : https://www.revue-ballast.fr/travail-gratuit-ou-exploitation-rencontre-avec-maud-simonet/ ))
Autre versant de ces problématiques, les municipalités qui recrutent des bénévoles, parfois par dizaines, pour coudre des masques destinées aux administrés. Au mieux, elles seront payés au SMIC, au pire, elles-même fonctionnaires municipales, produiront des masques gracieusement en parallèle de leurs heures de télé-travail.
Et ce petit état des lieux des initiatives serait incomplet si l’on omettait de mentionner l’atelier ouvert en tambours et trompettes à La Teste-de-Buch, en Gironde, dans des conditions qui interrogent. ((https://actu.fr/nouvelle-aquitaine/teste-de-buch_33529/gironde-coronavirus-une-usine-fabrication-masques-tissu-installee-sur-bassin-darcachon_32983365.html))
Un parc des exposition mis à disposition par la municipalité, 130 machines fournies par Singer, des matières premières « offertes par les municipalités » du cru, des bénévole recrutées sur le pouce, rejointes par des professionnelles à coups d’annonces aussi alléchantes que « Nous cherchons des couturières motivées avec une bonne endurance, le temps nous est compté et la rémunération se fera au tarif du Smic » ((https://www.ladepechedubassin.fr/2020/04/11/pres-de-chez-vous/130-couturieres-recherchees-pour-une-usine-ephemere-au-parc-des-expositions-de-la-teste/)). Le salaire d’une formation et d’une expérience professionnelle sensés répondre à une demande dont on devine déjà les objectifs rendement de production…
« Notre objectif est de fournir 30 000 pièces par jour d’ici la fin du mois de mai! » ((https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/gironde/arcachon/coronavirus-usine-fabrication-masques-tissu-bassin-arcachon-1815704.html)) ; soit une cadence par ouvrière d’un masque toutes les 2 minutes ! ((30000 masques quotidiens / 130 ouvrières = 230 masque quotidiens par ouvrière.
230 / 8 heures de travail = 28,8 masque par ouvrière par heure.))
Touche finale, le tout est mené par « deux entrepreneurs », dont l’un est à la tête du magasin de tissus où les municipalités se fournissent pour alimenter gracieusement l’atelier en question.
Mais au delà de ce qui pourrait facilement s’avérer être un conflit d’intérêts caché sous un élan de solidarité de façade, d’autres questions demeurent : qui tirera les bénéfices de cette opération, tant sur le plan pécuniaires que sur celui de la communication ?
Un vieil éléphant dans la pièce…
Mais derrière toutes ces problématiques croisées, il reste un élément tellement évident qu’il en devient invisible. On parle systématiquement des « couturières ». D’ailleurs, on ne recrute pas des « couturier/couturières », mais exclusivement des femmes.
Réservé à la gent féminine, toutes ces injonctions au travail gratuit ou sous-payé, au motif d’un devoir d’effort sanitaire pour le bien commun, se sont calquées sur le modèle du travail domestique ((Addendum : et le dossier de 5 pages dédié au sujet des masques faisant la Une du journal Le Parisien en date du 24 Avril 2020 ne déroge malheureusement pas à cette règle. Toutes les tâches de confection de masques en tissus y sont conjuguées au féminin.)).
Même les demandes émises au nom des casernes de gendarmerie sont le plus souvent relayés par les compagnes des personnels concernés.
A l’image de Rosie The Riveter((https://fr.wikipedia.org/wiki/Rosie_la_riveteuse)), créée en 1942 pour devenir l’égérie de la participation féminine à l’effort de guerre des États Unis, et reprise pour servir de bannière à une myriade de groupes de confectionneuses bénévoles, ce sont ici les femmes qui se retroussent les manches pour fournir les équipements.
La règle émise dans ces groupes est d’ailleurs clairement affichée : « Les masques cousus par nos couturières sont fait bénévolement». Mais si la consigne vaut certainement pour éviter les reventes, elle interdit également la plateforme à toute professionnelle, et participe par ricochet à la précarisation des femmes qui les produisent.
A l’inverse, dès qu’il s’agit de gérer les flux, de marchandiser ou d’industrialiser, les hommes reprennent la main. ((Addendum : Là encore, le dossier du Parisien en date du 24 Avril 2020 coche allègrement la case : La seule initiative centralisatrice que la rédaction relaie est incarnée par une figure publique masculine…))
De la même manière, quand une production de visières conçues en imprimante 3D est médiatisée, faisant ronfler la fibre du progrès technique opposé un virus sauvage et destructeur, c’est un homme qui est mis en avant ((par exemple ici : https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/coronavirus-il-fabrique-des-visieres-de-protection-avec-son-imprimante-3d-6805596, ou là : https://actu.fr/normandie/sartilly-baie-bocage_50565/covid-19-sartilly-fabrique-visieres-les-professionnels-contact-public_33162525.html. Est-ce à dire que l’exploitation d’une main d’œuvre, quelle qu’elle soit, est affaire exclusivement masculine ? Ou que le terme Maker n’a pas de féminin ? On se demande…))
Si l’icône de Rosie aura eu droit à une modernisation de circonstances, c’est de se voir équipée d’un masque assorti à sa tenue… Mais pour ce qui est de sa reprise par le féminisme en tant que figure émancipatrice, malheureusement, on repassera.
À l’heure où la probabilité d’une généralisation dans l’espace public Français se profile, force est de constater que les masques dissimulent encore de nombreuses questions de société.
Niko_DdL
20 Avril 2020
…pour Charlie, Saki, Emmanuelle qui ont alimenté cet article via leurs coups de gueule ; et à travers elles, toutes celles qui sont invisibilisées.
Addendum du 24 Avril :
Face à ces problématiques, un collectif se crée en France, notamment sur Facebook et Twitter en utilisant le #BasLesMasques.
Leur manifeste est disponible ici en téléchargement.
Comme l’exploitation des femmes n’a pas de frontières, la solidarité non-plus. Parlons donc également des consœurs du collectif Les Masques de Bruxelles qui lutte activement contre cette forme de travail gratuit. Si la problématique semble avoir un peu plus de visibilité dans le Plat Pays ((comme sur le site du mensuel féministe AxelleMag.be ou du magazine engagé Agir par la Culture)), elle reste malheureusement circonscrite aux milieux militants…
Et puisqu’on me l’a demandé, et que ce site prône notamment l’autogestion, terminons cet addendum avec un tutoriel ((Tutoriel réalisé par Charlie, une des inspiratrices de cet article.)) pour réaliser vous-même votre travail gratuit masque aux normes AFNOR.
Sur ces bons conseils, prenez soin de vous et à bas le patriarcapitalisme.
8 commentaires
m-a Guené · 28 avril 2020 à 16 h 37 min
Merci ! Mille mercis je me croyais seule. Vous êtes mon rayon de soleil du jour. Après refus de fabriquer gratuitement pour ma municipalité je suis devenue qu’une jalouse une aigrie … quand j’ai décliné la proposition de travailler gratuitement en animant des groupes de couture avec ces dames. Mon président de chambre de métiers fait le mort, mon président de conseil a inventé le travail au noir légale. A l’arrivée une masque gratuit est un masque offert donc un bulletin de vote dans l’urne. Encore merci pour cet article si bien construit
Jol · 28 avril 2020 à 17 h 11 min
Bravo !!! Le lien vers le compte twitter ne fonctionne pas
Niko_DdL · 30 avril 2020 à 19 h 45 min
Merci pour l’information, c’est modifié. 🙂
Berre · 3 mai 2020 à 11 h 24 min
Merci pour l’excellent article. Je ne vais pas recopier le commentaire que j’ai écrit sur insta. Juste une précision. Je suis un peu scandalisée par le non-professionnalisme de certains créateurs qui commercialisent des masques non conformes (coutures sur le milieu).
Pourtant, un cahier des charges a été rédigé par l’AFNOR. Belle journée et merci pour la qualité du contenu.
Niko_DdL · 3 mai 2020 à 17 h 36 min
Oui, j’ai également un peu de mal avec ces masques à couture centrale. :/ J’essaie de le voir comme une gradation dans les types de masques, parmi lesquels chacun fait son choix… En avoir un (même un 3 plis tout pourri), c’est déjà mieux que rien du tout.
Mais forcer la population à porter des masques homologués implique de voir émerger les dérives d’une homologation qui favorise les productions industrielles (par exemple ce doc qui circule, bien que je n’ai pas vérifié son exactitude : http://le-social.club/files/2020/20200428%20-%20Masques-%20COMMANDE_TEST_VERSION.pdf ).
Entre les différents écueils, la navigation est serrée…
Et merci pour les compliments qui font très plaisir. 🙂
Hélène · 28 avril 2020 à 21 h 58 min
Les fournitures ont rapidement manqué. Les merceries n’ont rouvert que le lundi 27. Pour coudre des masques, beaucoup dépendaient de donneurs d’ordre ayant accès aux matériaux. Le machisme est bien organisé.
Geneviève Wéry · 1 mai 2020 à 18 h 07 min
La Belgique montre la même situation. Il est normal de revendiquer son professionnalisme et les couturières indépendantes qui ont perdu leur emploi ne sont ni soutenues, ni aidées financièrement. Leur mauvaise humeur est légitime et doit remonter auprès du politique.
Niko_DdL · 1 mai 2020 à 19 h 04 min
C’est tout à fait le motif de cet article : soutenir ce message tout à fait légitime que j’entendais depuis plusieurs jours. Heureusement, maintenant il prend de l’ampleur en apparaissant dans plusieurs journaux ; mais ça aura été long.