Le Pieu (Lluís Llach)
Parmi les chansons militantes, Le Pieu est un très bel exemple de celles qui dépassent le temps et les frontières, sans jamais perdre de sa force.
C’est sous le nom de “L’estaca” que cette chanson sera composée par l’auteur, compositeur et interprète Luìs LLach (prononcer “Liatch”).
Présentation
La chanson raconte une conversation entre le chanteur et son grand-père, Siset, à propos d’un pieu, un estache, poteau auquel on attache notamment des suppliciés.
Dans les couplets le chanteur désigne ce pieu à son aïeul, souligne qu’ils y sont attachés ensemble, et qu’il faut faire tout son possible pour s’en libérer. Le poteau est pourri (« les corrompus aussi » répondra l’écho…), mais il est lourd et grossis. La lutte pour le renverser est donc épuisante, on s’y abime les mains, et le pieu résiste tant et si bien aux effets du temps que le chanteur vieillit et que certains de ses camarades disparaissent. A l’instar de Siset, dont le dernier couplet révèle qu’il ne reste que les mots d’encouragements.
Et ce sont ces mots qui composent un refrain, que la chanson fait promettre à celui qui les invoque de les chanter tant qu’il aura du souffle :
Catalan (texte original) |
Français (traduction littérale) |
Si estirem tots, ella caurà Si jo l’estiro fort per aquí |
Si nous tirons tous il tombera Si je tire fort de mon côté, |
Cette chanson raconte donc la force des mots et des chants, face aux aliénations et à leurs instruments. Une force qui se transmet de proche en proche et dont la continuité perdure dans le temps ; notamment de par les chansons (la boucle est bouclée).
Tant qu’il y aura des luttes, il y aura des chansons pour rêver à d’autres possibles.
Écriture et composition
Luìs Llach écrit cette chanson en Catalan, en 1968 ; autrement dit alors que l’Espagne est encore en plein régime franquiste. Et c’est donc le régime fascisant du Général Franco qui est mis en métaphore sous la forme d’un pieu qui illustre l’impossible rapport de force des républicains face à la dictature militaire.
La Catalogne est une terre de résistance historique au franquisme, notamment parce qu’elle a été le théâtre d’une des plus grandes expériences socialiste et anarchiste jamais réalisées (mais ça, c’est un autre sujet…), juste avant le déchirement de la Guerre d’Espagne de 1936 à 1939 et qu’elle fût, de fait, une des dernières régions conquise par les franquistes.
Cette chanson, vibrant d’un anti-franquisme mêlant culture catalane et aspirations libertaires deviendra donc par la suite un hymne de résistance au régime totalitaire, ce qui garantira un succès mémorable au premier album du jeune compositeur.
Il n’a que 20 ans, et son disque se vend à plus de 100.000 exemplaires.
L’Avi Siset, quant à lui, aurait réellement existé en la personne de Narcís Llansa, un barbier catalaniste anticlérical qui prodiguait des leçons de vie, mêlant histoire et philosophie, au cours des parties de pêche qu’il partageait avec Llach, bien avant qu’il ne devienne « cantautor » (raccourci catalan de “auteur compositeur interprète”).
Anecdotes
Mais le succès de Luìs Llach et de cette chanson n’aura évidemment pas été sans lui attirer les foudres de la censure. Ainsi en 1970, Lluis Llach donnât un concert à Madrid. Tous les textes interprétés en public étaient soumis à un droit de regard de l’Etat, et à cet occasion, il lui fût interdit d’interpréter L’Estaca.
Pour autant, Llach ne modifiât pas sa programmation. Mais au moment de cette chanson, il expliqua au public pourquoi, lui, ne chanterait pas cette dernière et se mit au garde à vous. Le pianiste égrena néanmoins les premières notes et c’est un public de 3000 personnes qui se mit à chanter comme un seul homme, sous le regard impuissant de l’autorité franquiste.
Plus tard, faisant l’objet de la ségrégation d’État de la culture catalane, Llach aura également l’occasion de faire ce qu’il nommera du “tourisme pour motivation politiques”, en s’exilant en France de 1971 à 1976.
Reprises
Si la version originale à été reprise par de nombreux interprètes et groupes (dont le plus connu est probablement le collectif « Motivés »), le fait qu’elle fut écrite dans une langue traditionnelle lui aura valu d’être traduit dans tout un panel de langues régionnales.
En breton, elle deviendra Ar Peul sous la plume de Thierry Gahinet.
En basque, sous le titre Agurre Zaharra par Gorka Knorr
En corse, Chjamo Aghjalesi chante A Catena (La Chaîne)
En niçois, le groupe Corou de Berra lui donne également le nom de L’estaca.
En picard, Daniel Barbez sous le titre El piquet
Et Patric adapte Lo pal dès 1969 en occitan, qui sera repris par le groupe piémontais Lou Dalfin.
Et par delà d’autres frontières :
Mais si l’auteur dû traverser les Pyrénées, sa chanson aura passé beaucoup plus de frontières. Ainsi L’Estaca aura été également reprise et traduite dans de nombreuses langues.
Renato Corsetti l’a notamment traduite en Esperanto sous le titre La Paliso.
Yasser Jardi l’adapte en tunisien sous le nom Dima dima, qui connaitra connaitra un succès notable durant le printemps arabe grâce au remix de Lakadjina .
Et elle connaitra un retentissement historique en Pologne, où l’adaptation de Jacek Kaczmarski “Mury” deviendra l’hymne de Solidarnosc (tant et si bien que le BHL de la musique électronique se fera un devoir de pondre sa propre version, évidemment pompeuse et absurde, lors d’un concert à Gdansk en 2005… nommée “Around Mury”… Et je me demande encore quel élément me laisse le plus perplexe dans le tout de cette version… Bref ! je m’égare…).
Traductions Françaises
Evidement, elle sera également traduite en Français… 2 fois !
C’est d’abord, Jacques-Emile Dechamps, qui proposera une première traduction très littérale en 1974, pour son album L’habitude. La chanson nommée L’estaque sera réinterprétée par Marc Ogeret (dont je reparlerais certainement) ((et un grand merci à Marc Brudieux pour les détails en commentaire)).
Mais en 1999, Marc Robine (dont je reparlerais également) privilégiera le sens au respect du matériau original et intitulera sa version “Le Pieu”.
Version qui passera dans les anales et sera même féminisée (parce que, oui !) par Julie Jaroszewski dans une version flamenco.
Du temps où je n’étais qu’un·e gosse
Mon grand-père me disait souvent,
Assis à l’ombre de son porche
En regardant passer le vent :
« Petit·e, vois-tu ce pieu de bois
Auquel nous sommes tous enchaînés
Tant qu’il sera planté comme ça
Nous n’aurons pas la liberté
Refrain :
Mais si nous tirons tous, il tombera
Ça ne peut pas durer comme ça
Il faut qu’il tombe, tombe, tombe.
Vois-tu, comme il penche déjà.
Si je tire fort, il doit bouger
Et si tu tires à mes côtés
C’est sûr qu’il tombe, tombe, tombe
Et nous aurons la liberté.
Petit·e, ça fait déjà longtemps
Que je m’y écorche les mains
Et je me dis de temps en temps
Que je me suis battu pour rien
Il est toujours si grand, si lourd,
La force vient à me manquer
Je me demande si un jour
Nous aurons la liberté. »
Refrain
Puis mon grand-père s’en est allé
Un vent mauvais l’a emporté
Et je reste seul·e sous le porche
A regarder jouer d’autres gosses
Dansant autour du vieux pieu noir
Où tant de mains se sont usées
Je chante des chansons d’espoir
Qui parlent de liberté.
Refrain
Ici, c’est le grand-père qui explique à ses petits–enfants le combat qu’il mène et appelle à l’action commune pour se libérer du Pieu. Cette action, ils la perpétueront à leur tour, en transmettant cette chanson porteuse d’espoir et de fédéralisme jusqu’à la fin de leurs jours.
Conclusion
C’est cette adaptation qui est interprétée par la Fanfare Invisible (un collectif que j’aime beaucoup), une fanfare engagée dans les luttes sociales fondée en 2009, qui tire probablement son nom du fameux Comité Invisible.
La Fanfare l’interprète régulièrement dans les manifestations ou en ouverture des assemblées auxquelles elle participe, en donnant à cette valse une fin ska plus festive (parce que cette chanson est tout de même plus que mélancolique… ). On a notamment pu l’entendre régulièrement place de la République en 2016, à l’occasion de la Nuit Rouge, dont le pluriel s’écrivit « Nuit Debout ».
Petite conclusion tout à fait personnelle : c’est précisément dans ce cadre que je l’ai entendue pour la première fois lors de l’ouverture d’une des premières Assemblées Générales de Nuit Debout. Je suivais l’évènement depuis chez moi, et malgré les prises de son laborieuses qu’offrent les diffusion en direct des streetpress, j’ai réussi a comprendre un peu du refrain : … »ça ne peut pas durer comme ça »…. « Il faut qu’il tombe, tombe, tombe »… « et nous aurons la liberté ».
Ce sont ces mots aux élans libertaires qui m’ont donné envie de chercher cette chanson, et je dois un fier merci à Flo, de la Compagnie Jolie Môme (on en reparlera aussi…) de m’avoir ré-aiguillé sur les copains de la Fanfare Invisible.
Comme quoi, le militantisme tient parfois à peu de choses… mais en l’occurrence, cette chanson a marqué un véritable tournant pour moi.
Un tournant un peu intime, que je pose ici, discrètement. Mais un tournant indélébile et primordial, car sans celui-ci Le Social Club n’existerait probablement pas.
Je ne pouvais pas donc ouvrir « Les Chants des Possibles » autrement que par cette chanson. Parce que je lui doit bien ça.
Niko_DdL – Février 2019
Sources :
Wikipédia France – L’Estaca : https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Estaca
Wikipédia France – Luìs Llach : https://fr.wikipedia.org/wiki/Llu%C3%ADs_Llach
Version Catalane et traduction Française : http://www.lluisllach.fr/chansons/lluis-llach-l-estaca/
“Lluis Llach, 49 ans, chante depuis trente ans, en catalan, toutes les bonnes causes, mais se dit égoïste. Une crème catalane.” Par Sylvie Briet dans Libération du 21 Mai 1997
“ Luis Llach, le tourisme pour motivation politique.” par Isabelle CURTET-POULNER dans La Croix du vendredi 23 mai 1997
Le Pieu http://www.ma-petite-chanson.com/article-l-estaca-le-pieu-marc-robine-59638763.html
La Fanfare Invisible : http://lafanfareinvisible.fr/accueil.html
https://www.facebook.com/pages/category/Musician-Band/La-Fanfare-Invisible-133904589961249/
La Compagnie Jolie Mome : http://cie-joliemome.org/
https://www.facebook.com/compagniejoliemome/
https://www.youtube.com/channel/UCis5BJL3LLQFUEb8YAapKuQ
2 commentaires
Brudieux · 13 juin 2021 à 15 h 35 min
Ce n’est pas Ogeret qui a traduit la chanson de Lluis Llach mais le chanteur limousin Jacques-Emile Deschamps en 1974 et qu’Ogeret a repris en 1976. La version de Marc Robine est beaucoup plus tardive, en 1999.
Niko_DdL · 13 juin 2021 à 21 h 08 min
OH ! Mais merci énormément !
Je modifie ça tout de suite.